Nous l’avons vu dans le chapitre 1, les savoirs développés par les infirmières1 ont été, jusqu’à la moitié du XXe siècle, secondaires au regard de la primauté accordée aux connaissances médicales. Ainsi, les premiers écrits spécifiques à la profession, influencés par les travaux de Florence Nightingale, n’apparaissent qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont les infirmières chargées de la formation qui revendiquent en premier leur autonomie, la spécificité de leur approche didactique et le besoin de conceptualiser. Elles s’interrogent sur le centre d’intérêt de la discipline infirmière, sur ce qui la distingue des autres professions de santé et enfin sur ce qui constitue le corpus de connaissances qui la caractérise. Pour répondre à ces questions, différentes façons de concevoir la profession sont envisagées par quelques infirmières qui se consacrent à l’élaboration de cadres conceptuels, de théories et de philosophies des soins infirmiers. Ces éléments constituent le socle de la discipline infirmière qui trouve progressivement sa voie et se distingue dans le même temps de la médecine. Peu à peu, elle parvient à élaborer un savoir théorique issu des connaissances sur les phénomènes2 liés à sa pratique et acquiert sa nature propre.
Traiter de la discipline infirmière nécessite de revenir sur les contextes qui ont marqué son évolution et de préciser les courants de pensée (ou paradigmes) qui ont favorisé l’émergence, la consolidation et l’utilisation du savoir infirmier.
La discipline infirmière repose sur un patrimoine historique peu connu voire peu reconnu de la part des professionnels. Michel Nadot, infirmier professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, rappelle que plusieurs éléments majeurs ont contribué à cet état de fait3. L’absence d’écriture a participé à ce que l’expérience des soignantes profanes n’a pas pu être transformée en savoirs ; le manque de structures académiques et scientifiques, ainsi que la complexité de l’activité de théorisation ont contribué au fait que le savoir spécifique est resté occulté.
Par ailleurs, cet auteur décrit l’articulation historique des éléments explicatifs des soins et ce qui constitue aujourd’hui la discipline. Pour lui, ce sont « les activités, les habiletés, les pratiques, les connaissances, les traditions du langage des personnes qui ont gravité autour du malade qui fondent le socle historique de la discipline ». Il insiste également sur l’aspect non spécifique des activités réalisées. En effet, « pendant des milliers d’années, les soins n’étaient pas le propre d’un métier, ils étaient le fait de toute personne qui aidait quelqu’un d’autre à assurer ce qui lui était nécessaire pour continuer sa vie en relation avec la vie du groupe »4. Ainsi, il identifie que le fondement du savoir infirmier repose sur « le triptyque domus, familia, hominem, ce qui correspond au prendre soin de la vie du domaine (domus), au prendre soin de la vie du groupe (familia) et au prendre soin de la vie de l’homme (hominem) objet de soins au sein d’un espace temps institutionnel singulier5 ». L’humble, le quotidien, l’activité domestique sont donc la racine de la discipline. C’est à partir de ce passé que le savoir est produit et que se développe la connaissance spécifique.
M. Nadot démontre que l’intitulé « infirmière » appliqué aux laïques a vu le jour avant même que ne soient conceptualisés les savoirs, avant que ne soient connus le métaparadigme et les théories de soins. Dans la tradition du langage francophone, dans la première moitié du XXe siècle, ce sont les médecins qui ont imposé cette appellation au regard de la tâche que réalisaient ces femmes.
Selon cet auteur, les travaux de recherche permettent de sortir du préjugé peu valorisant autour de l’activité domestique et montrent toute la complexité du soin dispensé à l’humain. La reconnaissance de l’utilité, la singularité, la complexité voire la pénibilité de cette tâche confère à la discipline les origines des trois champs culturels qui la composent. En effet, le service rendu à la personne soignée repose sur le constat que :
– ces activités domestiques participent au prendre soin et correspondent à une prestation collective du service réclamée socialement par la population ;
– sous l’influence des cultures dominantes (suprématie symbolique de l’Église, de l’Armée et de la médecine), le savoir spécifique à la discipline, le « prendre soin », répond également aux attentes des institutions ; ces dernières n’ont pas besoin de faire appel à d’autres corps de métier puisque les femmes soignantes assurent en plus les tâches domestiques nécessaires à leur fonctionnement ;
– les femmes soignantes rendent aussi service au corps médical puisque ce dernier s’appuie sur leur activité, notamment lorsqu’elles exécutent leurs prescriptions, voire leurs ordres.
Cette anecdote a pour but de montrer, si ce n’est de démontrer, que l’histoire de la profession est omniprésente dans la compréhension et l’appréhension des savoirs de notre discipline8. Un bref historique permet de retracer les éléments qui ont contribué à son éclosion.
Entre 1859 et 1950, la pensée s’oriente sur la recherche des facteurs étiologiques de la maladie. Les professionnels de santé luttent contre les pathologies infectieuses en appliquant les principes relatifs aux règles d’hygiène recommandées pour maintenir la salubrité de l’environnement. La pratique infirmière se cale sur le modèle médical. Cependant, il devient évident que le facteur causal (le microbe) n’est pas le seul à être à l’origine d’un problème de santé. Les facteurs environnementaux et sociaux sont aussi identifiés comme contribuant largement aux problèmes sanitaires.
Parallèlement, le développement des moyens de communication favorise l’accès aux travaux réalisés dans le monde. Sous l’influence des savoirs nouveaux issus des sciences humaines, et notamment ceux portés par Carl Rogers, la personne est mise au cœur du dispositif. Maintenir sa santé ne relève plus strictement de l’aspect biologique ; les dimensions psychologique, sociale, culturelle, etc. doivent être considérées.
Cette nouvelle conception contribue à une approche différente dans l’exercice professionnel : l’individu est reconnu comme une personne ayant des besoins en santé, et participant à leur maintien. La pratique infirmière ne se réduit plus à l’exécution de prescriptions ; elle prend en compte la complexité de la personne dans son environnement. Les infirmières font reconnaître ce nouveau champ de leur pratique, et considérer les besoins physiques et psychosociaux du patient devient courant. Un savoir spécifique prend forme ; il s’intéresse à la réponse (réaction) des personnes dans des situations de santé ou de maladie, en interrelation avec leur environnement.
Au cours de cette période, où l’on passe de la considération de la maladie à celle de la personne malade, des infirmières américaines concrétisent la recherche de l’identité professionnelle spécifique à notre profession en élaborant des théories de soins et des modèles conceptuels (V. Henderson, D. Orem, etc.).
Ces savoirs « inédits » constituent les fondements de la discipline ; cependant, ils demeurent encore difficiles à expliquer. C’est dans ce contexte de recherche que se développe le concept de diagnostic infirmier, dénomination introduite par l’américaine V. Fry en 1953. Ce terme décrit les états de santé que les infirmières sont amenées à traiter de manière autonome et légale, tout en considérant le modèle médical dont il convient dans le même temps de se démarquer (vision bifocale)9.
La réflexion engagée sur la caractérisation de la pratique professionnelle concourt au développement de théories de soins infirmiers. Les premières (Hildegarde Peplau, en 1952 ; American Nurses Association en 1965), d’une portée très générale, permettent d’appréhender la nature des soins infirmiers, d’en définir l’objet et les limites. Le développement de ces premières théories marque le point d’entrée du groupe professionnel infirmier dans l’activité scientifique. « Fortement influencées par les sciences humaines, les théoriciennes positionnent l’objet des sciences infirmières dans le champ de l’entretien de la continuité de la vie et de l’accompagnement des réactions humaines face aux trajectoires de santé des individus et des groupes10. » Cette démarche émancipatrice impulse un changement au sein du groupe professionnel infirmier et modifie fortement les représentations sociales associées à la profession dans le champ de la santé.
– « La discipline est une branche de la connaissance, des études » (Le Petit Robert).
– « Une discipline scientifique est un ensemble de connaissances et de compétences construites et standardisées par un groupe de personnes ayant des intérêts communs en fonction d’un paradigme pour répondre à un questionnement11 ».
– « Une discipline est un phénomène d’investigation et de pratique marqué d’une perspective unique ou d’une façon distincte d’examiner des phénomènes12. »
– « La discipline scientifique est créée par la communauté scientifique qui la compose, à partir de ses origines, de son histoire, des savoirs empiriques, de ses buts, de son utilité sociale. Elle est toujours en évolution. La discipline donne aux professionnels qui la mettent en œuvre une perspective unique, une façon singulière de regarder et d’aborder les phénomènes. C’est ce qui cimente et donne une cohérence à la profession13. »
Ainsi, la discipline donne la cohérence à la profession et en constitue le socle. Elle oriente l’observation et la façon d’aborder les problèmes d’une façon singulière à la profession. Ce sont donc les infirmières qui ont, au fil du temps, construit la discipline infirmière pour lui donner son orientation actuelle.
On identifie plusieurs types de disciplines, à savoir des disciplines théoriques, telles que physique, biologie, sociologie, et des disciplines professionnelles orientées vers une pratique professionnelle. Il en est ainsi des sciences infirmières, de la médecine, etc. Une discipline professionnelle oriente de façon singulière la pratique professionnelle à travers les processus de réflexion, de conceptualisation et de recherche sur lesquels elle s’appuie. Elle est constituée de théories descriptives qui visent à décrire et à analyser les phénomènes qui l’intéressent à partir de modèles précis sans intervenir, et de théories prescriptives suggérant des modes d’interventions pour la pratique issus de recherches cliniques. Les savoirs produits sont en faveur de la poursuite du développement des sciences infirmières. Selon les professionnels concernés au sein de cette même discipline, plusieurs orientations sont distinguées ; il en est ainsi de la pratique, de la recherche, de la formation, etc. Le but de la discipline est de guider les professionnels quant à l’identification et la caractérisation de leur contribution, contribution qui s’appuie sur les activités mises en œuvre, sur les savoirs sur lesquels elle repose et sur leur singularité par rapport aux autres professionnels. La discipline s’est donc construite au fil du temps sous l’influence des infirmières.
L’accès au statut de discipline a nécessité d’organiser les savoirs et d’en clarifier les concepts de base. Si, dans le langage courant, il est habituel d’utiliser indifféremment les termes de concept, de notion et d’idée parce qu’ils représentent tous les trois des objets abstraits de la pensée, il est indispensable, dans le cadre d’une discipline, de distinguer ces différentes notions et de définir les concepts qui la caractérisent.
– La notion correspond dans le langage courant à une vague idée et à des connaissances superficielles limitées sur un sujet ; dans son approche philosophique, la notion est souvent utilisée comme synonyme de concept. Cependant, certains auteurs différencient les deux termes, et considèrent la notion comme étant une idée générale alors que le concept est reconnu comme exposant une connaissance scientifique.
– L’idée est une réalité mentale qui est liée aux représentations que l’individu a sur un sujet, ces représentations s’étant élaborées à partir de sa culture et de sa personnalité. L’idée est donc fortement liée à la personne ; elle est subjective et peu stable.
– Le concept est généralement décrit comme étant une représentation mentale d’un objet, une idée abstraite, c’est-à-dire quelque chose conçu par l’esprit. Le concept met en évidence un aspect de la réalité filtré par l’intuition et la capacité cognitive de donner forme à une pensée, à une représentation. Son acception philosophique est donnée par Descartes en 1606, qui définit le concept comme la forme de l’esprit qui appréhende les objets par rapport à ce qu’ils représentent.
En sciences, ces termes ne sont pas synonymes ; ils répondent chacun à une ou des définitions qui les différencient. Le propos est ici de clarifier le terme de concept parce qu’il est à l’origine de toute science et qu’il en constitue l’unité de base. Il est donc indispensable de comprendre en quoi il contribue au développement d’une science et d’identifier ceux qui constituent le socle des sciences infirmières14.
Le Dictionnaire de la psychologie (Larousse, 1991) établit : « Le concept est la forme la plus élémentaire de la pensée.. C’est toujours une idée mais générale, c’est ce qui le différencie de l’image mentale (représentation) qui reste individuelle. Le concept sert à organiser les connaissances et permet le raisonnement logique. »
Le Larousse définit le concept comme un objet abstrait, conçu par l’esprit, ou acquis par lui, et permettant d’organiser les perceptions et les connaissances.
L’Encyclopédie universelle (1990) indique : « Le concept est l’unité minimale de la représentation intellectuelle [...] il est un objet idéal par la médiation duquel la pensée vise le réel selon des déterminations de caractère général, et non dans sa singularité comme c’est le cas pour l’intuition [...]. Il se caractérise à la fois par ses déterminants qui lui donnent son contenu propre, excluant toutes les autres déterminations qui ne sont pas les siennes, et par son universalité qui lui donne le pouvoir de s’appliquer à toutes les réalités concrètes en lesquelles se réalise la détermination qui le définit. »
Geneviève Roberton et Chantal Cateau, quant à elles, avancent que « le concept n’est ni un mot de sens courant, ni une idée, ni une notion, ni une représentation. Le concept se démarque du sens commun, des idées, notions et représentations en ce qu’il ne porte plus d’affects d’une part, et en ce que sa construction scientifique (structuration des attributs ou composantes) permet de dégager les éléments significatifs et transférables de connaissances, faisant progresser les pratiques observées15 ».
Madeleine Grawitz explique, elle, que le terme de concept est utilisé pour décrire un phénomène ou un ensemble de phénomènes ; il puise sa signification dans le contexte dont il est issu. Un concept fournit un résumé concis d’un ensemble de caractères distinctifs liés à un phénomène. Certains sont concrets (meuble, livre), d’autres abstraits (estime de soi, qualité de vie, motivation). Selon cet auteur, « le concept n’est pas seulement une aide pour percevoir, mais une façon de concevoir. Il organise la réalité en retenant les caractères distinctifs, significatifs des phénomènes16 ». Le concept étant le guide du chercheur, son sens doit de ce fait être bien précisé, au préalable, pour éviter une utilisation non conforme ou approximative.
Ainsi, un concept est un objet abstrait. Il résulte d’une opération intellectuelle et a pour but d’appréhender le réel par les attributs qui le concrétisent. L’attribut sert à décrire le concept, à le caractériser, à lui conférer un sens unique. Les concepts sont des éléments du langage au service de la transmission de pensées, d’idées, de perceptions, etc.
La définition qui est donnée à un concept est étroitement liée à son domaine d’application. Les concepts sont regroupés en fonction de leur pertinence dans un domaine précis pour rendre compte du réel, pour formaliser les connaissances et combiner ces dernières afin de les rendre opérantes.
Selon Schwab 17, la structure d’une discipline englobe deux aspects interreliés :
– la substance, c’est-à-dire un corpus de conceptions faisant l’objet du développement de la connaissance ;
– la syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des processus privilégiés pour accroître la connaissance à l’intérieur de ce corpus de conceptions.
La structure aide à cerner le type de connaissance que la discipline vise à augmenter, la manière dont la connaissance est organisée (substance), puis à comprendre comment les connaissances sont utilisées et développées (syntaxe ou mode de développement).
La substance d’une discipline est unique et s’amplifie suite à des travaux de recherche. Elle est susceptible de se transformer, de s’enrichir, de se complexifier, sa cohérence devenant ainsi plus forte, plus grande. Elle détermine son centre d’intérêt et circonscrit l’objet sur lequel porte son développement. La substance représente la structure conceptuelle qui est unique à chaque discipline et qui renvoie et indique les préoccupations de ses membres.
« La substance de la discipline correspond au modèle conceptuel, c’est-à-dire à la représentation conceptuelle de la réalité. Ce n’est pas la réalité elle-même, mais une abstraction ou une reconstruction de la réalité, comme un modèle réduit de voiture de taille normale. Ces modèles sont des abstractions en ce qu’ils reproduisent les grandes lignes de l’objet réel. De même un modèle peut représenter les caractéristiques d’une discipline et donner une certaine direction à un ensemble de lois qui sont sélectionnées pour former un système théorique18. »
La singularité de la discipline infirmière correspond à l’ensemble des conceptions qui définissent le domaine auquel les infirmières se rallient et qui sous-tendent leurs champs d’activités, c’est-à-dire la pratique, la formation et la recherche. C’est également la substance de la discipline qui concourt à la détermination du corpus de connaissances qui doit être maîtrisé par les professionnels et des manières spécifiques d’appréhender et de comprendre les phénomènes.
Il est possible de dégager quatre concepts qui décrivent l’essence de la discipline, à savoir la personne, la santé, le soin et l’environnement. Ces concepts sont mis en relation au travers de principes et de lois qui régissent les processus de vie, la configuration des comportements de la personne en interaction avec son environnement dans des situations critiques de vie, et des processus par lesquels l’état de santé de la personne s’améliore.
Les énoncés qui en découlent correspondent aux liens que les infirmières établissent dans la façon d’aborder la relation entre la personne, l’environnement, la santé et le soin. Cet ensemble constitue et clarifie progressivement la substance de la discipline.
L’énoncé de la discipline est dynamique puisqu’il est influencé par la période dans laquelle il s’inscrit du fait du courant de pensée dominant (voir chapitre 3). L’énoncé précise l’objet, c’est-à-dire ce que la discipline étudie ; il présente la mise en lien des concepts centraux, et constitue le premier niveau de spécificité de la discipline.
– La discipline « étudie les lois de la santé, les processus de guérison et les conditions qui favorisent le maintien des personnes et des populations en santé ou leur guérison par les forces de la Nature ».
– La discipline étudie la santé des personnes en considérant qu’elles sont en interaction permanente avec leur environnement.
– La discipline étudie le caring et se centre sur l’expérience de santé vécue par la personne.
– Concepts centraux : caring, santé, environnement, personne.
– La discipline étudie le processus humain-univers-santé ; la pratique émane de la « science du processus humain-univers-santé ».
– 1994/2007 : Meleis et Trangenstein
– La discipline étudie les processus et les expériences des individus vivant une transition dans leur continumm de vie. Les processus facilitent les transitions et permettent d’optimiser le sentiment de bien-être. Les concepts « personne/client », « santé et environnement » sont liés à ceux de « transition » et d’« interaction », de « processus » et de « thérapeutique en soins infirmiers ».
– Concepts centraux : santé, environnement, personne, processus, soin.
– La discipline étudie « la promotion de l’humanisation, de la signification, du choix, de la qualité de la vie et de la guérison au cours de la vie et à l’approche de la mort ».
– L’énoncé de la discipline faisant référence aujourd’hui est celui de Suzanne Kérouac et al.20. Il propose en effet une synthèse des grandes tendances évoquées ci-dessus et résume la substance de la discipline en reliant les quatre concepts centraux de la discipline infirmière : personne/famille/communauté, environnement, santé et soin : « La discipline infirmière s’intéresse au soin, dans ses diverses expressions auprès des personnes, des familles, des communautés et des populations qui, en interaction continue avec leur environnement, vivent des expériences de santé21 ».
La syntaxe représente les modes de développement et d’utilisation du savoir infirmier. Le savoir y est défini comme un ensemble de connaissances plus ou moins systématisées, acquises par une activité mentale suivie22. L’intégration des connaissances relève de l’étude, mais également de l’expérience. Le développement des connaissances consiste à analyser et questionner le savoir infirmer (épistémologie) afin de dégager des perspectives d’évolution et d’utilisation.
Carper (1978) a décrit quatre modes de développement et d’utilisation du savoir infirmier auquel s’est rajouté un cinquième décrit par White (1995)23.
– Le mode personnel : il prend appui sur l’expérience personnelle de l’infirmière et son effort de compréhension de soi et de l’autre pour appréhender avec plus de sensibilité une situation.
Le savoir développé à partir de ce mode personnel est formalisé par la pratique réflexive et le partage rétrospectif sur des situations de soins.
– Le mode esthétique ou l’art des soins infirmiers : il fait référence à l’appréciation de la signification d’une situation : la beauté d’un geste, l’intensité d’une interaction, etc.
Ici, le développement du savoir est en lien avec la créativité du soignant.
– Le mode éthique : il fait référence aux processus de prise en compte des valeurs et de clarification d’ordre moral qu’exigent de nombreuses situations de soins.
Ce savoir concerne ce qui est juste, bon ; il s’appuie sur des principes et des codes. Son extension est liée à la réflexion que l’infirmière mène sur les principes et valeurs véhiculés au sein de l’institution et auxquels elle adhère.
– Le mode empirique : il est issu de la recherche scientifique, de l’observation, de l’exploration, de la description et de l’explication des phénomènes.
Le développement de ce savoir est lié à la capacité de remettre en question ses interventions et d’intégrer celles issues de la recherche.
– Le mode sociopolitique fait référence au milieu culturel, à l’identité, aux perceptions quant à la santé et la maladie, ainsi qu’au rôle social de chacun.
Le savoir augmente puisqu’il s’enrichit alors du savoir sociopolitique et économique influençant le monde actuel.
Retournant aux origines des actions sociopolitiques des pionnières telle Florence Nightingale, le développement de la discipline soutient que la pratique se situe à l’intersection des politiques publiques et des vies personnelles. Cette perspective a pour vocation de guider les soins de santé publique. L’infirmière a la responsabilité de contribuer à la création d’environnement physiques, sociaux, politiques et économiques soutenant la santé des populations24. Ainsi, le développement de la discipline s’organise selon deux orientations complémentaires que sont la santé publique et les soins de santé.
Nous aborderons dans le chapitre suivant l’influence des paradigmes sur ces deux orientations.
Pour conclure, reprenons les propos de Fanstern Maïa25 : « Une discipline ne se définit pas seulement par des savoirs, des connaissances, mais par une communauté de rattachement ». En effet, « les membres d’une discipline reçoivent une initiation singulière, une socialisation propre à leur discipline au cours de leur formation. La formation n’est pas seulement une formation technique, mais elle est aussi une conversion mentale à l’univers des valeurs, de la profession. »
1. Les trois champs culturels qui constituent la discipline sont :
– les activités domestiques, qui participent au prendre soin et correspondent à une prestation collective du service réclamée socialement par la population ;
– le « prendre soin », qui répond également aux attentes des institutions ; ces dernières n’ont pas besoin de faire appel à d’autres corps de métier puisque les femmes soignantes assurent en plus les tâches domestiques nécessaires à leur fonctionnement ;
– le service rendu au corps médical par les femmes soignantes puisque ce dernier s’appuie sur leur activité, notamment lorsqu’elles exécutent leurs prescriptions, voire leurs ordres.
2. L’énoncé de la discipline faisant référence aujourd’hui est celui de Suzanne Kérouac et al. La discipline infirmière s’intéresse au soin, auprès des personnes, des familles, des communautés et des populations qui, en interaction continue avec leur environnement, vivent des expériences de santé. Cet énoncé relie les quatre concepts centraux que sont la personne/famille/communauté, l’environnement, la santé et le soin.
1Lire partout infirmiers(ères) diplômé(e)s d’État (IDE).
2Les phénomènes sont des manifestations qui peuvent être perçues ou ressenties de façon consciente (Meleis, 1997, cité in Patricia A. Potter, Anne Griffin Perry, Soins infirmiers, fondements généraux, t. 1, Montréal, Chenelière Éducation, 2010).
3Michel Nadot, « Recherche fondamentale en science infirmière. Recherche historique sur les fondements d’une discipline », Recherche en Soins Infirmiers, n° 109, juin 2012, p. 57–68.
4Marie-Françoise Collière, Soigner.. Le premier art de la vie, op. cit.
5Michel Nadot, « Recherche fondamentale en science infirmière. Recherche historique sur les fondements d’une discipline », art. cité.
8Voir Rosette Poletti, Les Soins infirmiers, Paris, Le Centurion, 1978.
9Voir Arlette Marchal et Thérèse Psiuk, Le Paradigme de la discipline infirmière en France, Paris, Seli Arslan, 2002.
10Christophe Debout, « Théories de soins infirmiers, un retour sur l’histoire », EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Savoirs et soins infirmiers, 60-255-M-10, 2009.
11Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.
12Jacinthe Pépin, Suzanne Kérouac, Francine Ducharme, La Pensée infirmière, 3e éd., Montréal Chenelière Éducation, 2010.
13Monique Formarier, Ljiljana Jovic, Les Concepts en sciences infirmières, Mallet Conseil, 2009.
14Ibid.
15Geneviève Roberton, Chantal Cateau, Diplôme d’État d’infirmier : le travail de fin d’études, Paris, Masson, 2004, p. 28.
16Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1990, p. 425.
17À partir de : Recherche en Soins Infirmiers, n° 63, décembre 2000 et Jacinthe Pépin et al., La Pensée infirmière, op. cit.
18Rosette Poletti, Les Soins infirmiers, op. cit.
19Voir Jacinthe Pépin et al., La Pensée infirmière, op. cit.
20D’autres auteurs s’interrogent sur la pertinence à ce que l’objet soit le soin ; en effet, l’objet pourrait être la personne.
21Jacinthe Pépin et al., La Pensée infirmière, op. cit.
22Le Petit Robert, 2012.
23Cités in Jacinthe Pépin et al., La Pensée infirmière, op. cit.
24Falk-Rafael, 2005, cité in Jacinthe Pépin et al., La Pensée infirmière, op. cit.
25Fanstern Maïa, « Ancrage disciplinaire, formation, courants de pensée », Recherche en Soins Infirmiers, n° 102, septembre 2010, p. 15.